À Gustav Glück
Comme tout devient bruyant.
Karl Kraus, Worte in Versen II
SUR d’anciennes gravures, on voit un messager qui accourt, les cheveux en bataille, brandissant une feuille remplie de guerre et de pestilence, de cris de mort et de souffrance, d’incendies et d’inondations – clamant à pleine gorge et répandant en tous lieux les “Dernières Nouvelles”. C’est à ce genre de journal, au sens du mot chez Shakespeare, qu’appartient Die Fackel. Il est truffé de trahisons, cataclysmes, poison et incendies en provenance du mundus intelligibilis. La haine avec laquelle il s’acharne contre la presse, cette engeance qui grouille à perte de vue, est plus vitale que morale, semblable à celle que l’aïeul voue à la branche dégénérée des petits fripons issus de sa propre descendance. Le simple nom d’“opinion publique” suffit à lui faire froid dans le dos. Les opinions sont affaire privée. Le public ne s’intéresse qu’à juger. Il est juge ou n’est pas. Or c’est justement le rôle de l’opinion publique fabriquée par la presse que de dépouiller le public de sa capacité de juger, de lui suggérer l’attitude de l’ignorant et de l’irresponsable. Que valent en effet les informations les plus précises des quotidiens au regard de l’exactitude terrifiante avec laquelle Die Fackel décrit des faits juridiques, linguistiques et politiques ? Il n’a que faire de l’opinion publique. Car les nouvelles sanglantes de ce “journal” réclament une sentence. Et contre nul autre avec autant d’urgence et de véhémence que contre la presse elle-même.
Une haine comme celle que Kraus voue aux journalistes ne saurait en aucun cas s’expliquer simplement par leurs actes, aussi blâmables soient-ils ; cette haine doit avoir des racines dans leur être, peu importe que le sien y soit apparenté ou opposé. Il est en réalité aussi bien l’un que l’autre. Dans le dernier portrait en date du journaliste, celui-ci est décrit dès les premières lignes comme “quelqu’un qui n’attache que peu d’intérêt à soi et à son existence, comme à la simple existence des choses, mais qui ressent ces choses uniquement dans leurs relations, en particulier lorsqu’elles se cristallisent en un événement – et qui, à ce moment seulement, gagne son unité, son être et sa vie propres.” Ce que cette phrase nous donne à voir est le négatif exact de l’image de Kraus. En effet, qui d’autre que lui aura fait preuve d’un intérêt plus vif pour soi-même et sa propre existence – un sujet dont jamais il ne s’écarte –, qui d’autre se sera montré aussi attentif à la simple existence des choses et à leur origine, qui d’autre aura été plongé dans une telle détresse par la collision d’un événement avec une date, un témoin oculaire ou un appareil photo ? Il a fini par jeter toutes ses forces dans le combat contre la phraséologie, expression verbale de l’arbitraire avec lequel l’actualité, dans le journalisme, s’arroge un pouvoir sur les choses.
L’œuvre de son compagnon de lutte Adolf Loos éclaire au mieux cet aspect de son combat contre la presse. Loos rencontra ses adversaires providentiels dans le groupe des artisans décorateurs et architectes des Wiener Werkstätte2 qui s’efforçaient de faire naître une nouvelle industrie de l’art. Il consigna ses mots d’ordre dans de nombreux essais, notamment dans “Ornement et crime”, paru en 1908 dans la Frankfurter Zeitung et dont la formulation fait date. L’éclair lumineux qui s’alluma dans cet article décrivait un tracé en zigzag des plus singuliers : “En lisant Goethe, qui blâme la façon dont les béotiens et certains connaisseurs d’art tâtent les gravures sur cuivre et les reliefs, il comprit que ce qui est fait pour être touché ne saurait être une œuvre d’art, tandis que l’œuvre d’art doit se soustraire au toucher.” En conséquence, la première préoccupation de Loos fut de distinguer l’œuvre d’art de l’objet utilitaire, tout comme Kraus eut avant tout à cœur de tracer la frontière entre information et œuvre d’art. Au fond, le journaleux et l’ornemaniste ne font qu’un. Kraus n’eut de cesse de dénoncer en Heine un ornemaniste brouillant les limites entre journalisme et poésie, l’inventeur du feuilleton en vers et en prose ; et alla plus tard jusqu’à mettre Nietzsche dans le même panier, pour avoir trahi l’aphorisme en le livrant à l’impression. “Je suis d’avis, dit-il de ce dernier, qu’il a encore ajouté la psychologie à ce mélange d’éléments […] issus de la dissolution des styles européens du demi-siècle passé, et que le niveau de langue qu’il a créé est celui de l’essayisme, tout comme Heine a créé celui du feuilletonisme.” Les deux formes apparaissent comme les symptômes de cette maladie chronique dont toutes poses et attitudes orientent la courbe de température : l’inauthenticité. Son combat contre la presse est né de la traque de l’inauthentique. “À qui donc doit-on cette excuse énorme : être capable de ce que l’on n’est pas ?”
À la phraséologie. Or il s’agit d’un rejeton de la technique. “L’appareil journalistique, tout comme l’usine, exige travail et débouchés. Il faut, à des moments précis de la journée (deux, voire trois fois par jour pour les plus grands journaux), préparer un certain volume de travail à fournir aux machines. Mais pas à partir de n’importe quel matériau : tout ce qui, entre-temps, s’est déroulé quelque part, dans n’importe quel domaine de la vie, de la politique, de l’économie, de l’art, etc., doit être absorbé puis recevoir un traitement journalistique.” Ou bien, selon la formule brillante et lapidaire de Kraus : “Voilà qui devrait mettre en lumière le fait que la technique est absolument incapable de construire une phraséologie nouvelle mais laisse l’esprit de l’humanité dans un état tel qu’il ne peut se passer de l’ancienne. De cette dualité entre une vie transformée et une forme de vie dont on ne peut se défaire, naissent et croissent les maux du monde.” Kraus noue ici en un tour de main le lien qui rattache la technique à la phraséologie. Naturellement, le nœud se défait en suivant une autre boucle, selon laquelle le journalisme exprime parfaitement la fonction transformée du langage à l’apogée du capitalisme. La phraséologie que Kraus traque sans relâche est un label sous lequel on commercialise la pensée, tout comme les fleurs de rhétorique, en tant qu’ornements, lui confèrent sa valeur aux yeux de l’amateur. Or c’est précisément pour cette raison que la libération du langage et celle de la phraséologie – leur transformation, depuis les techniques d’impression, en instrument de production – sont devenues identiques. Die Fackel en comprend lui-même des modèles, à défaut d’en contenir déjà la théorie. Ses formules sont de celles qui lient, jamais de celles qui délient. Son approche des phénomènes mêle à des accents bibliques un regard qui fixe avec insistance les indécences de la vie viennoise. Il ne se contente pas de prendre l’humanité à témoin face aux agissements répréhensibles d’un garçon de café, il se met en devoir de tirer les morts de leur tombe. – À juste titre. Car dans la profusion mesquine et embarrassante de ces scandales qui éclaboussent à Vienne les cafés, la presse et la société, s’annonce discrètement une prescience qui, deux mois après l’éclatement de la guerre et plus vite qu’on ne pouvait s’y attendre, en revient subitement à son objet premier, le seul véritable, afin de l’appeler par son nom dans le discours intitulé “En cette grande époque”, où ce possédé lâche tous les démons qui l’habitent sur le troupeau de porcs que sont ses contemporains.
“En cette grande époque, que j’ai connue alors qu’elle était encore petite et qui le redeviendra si on lui en laisse le temps ; en cette époque que l’on préfère qualifier, puisqu’une telle transformation est impossible dans le domaine de la croissance organique, de lourde et à vrai dire de pesante ; en cette époque où advient justement ce que nous ne pouvions concevoir et où ce que nous ne pouvons plus imaginer doit se produire, et le pourrait-on, cela ne se produirait pas ; en cette époque grave, que l’idée de devenir grave un jour faisait mourir de rire ; qui, surprise par son propre tragique, languit après les distractions et qui, se prenant elle-même en flagrant délit, cherche ses mots ; en cette époque assourdissante où retentit l’effroyable symphonie des actes engendrant des communiqués, et des communiqués responsables des actes : en cette époque-ci, n’attendez de moi aucune déclaration personnelle. Aucune, hormis la présente, qui préserve justement le silence de toute fausse interprétation. J’ai trop de respect pour l’immuable, la subordination du langage au malheur. Dans les contrées désertées par l’imagination, où l’homme succombe à la famine spirituelle sans même que son âme ait ressenti la faim, où les plumes trempent dans le sang et les épées dans l’encre, il faut faire ce que personne ne conçoit, tandis que ce que l’on se borne à concevoir reste indicible. N’attendez de moi aucune parole. Je serais tout aussi incapable de dire quoi que ce soit de nouveau : trop de vacarme résonne dans la pièce où l’on écrit, et il n’est pas encore temps de se prononcer quant à leur provenance : animaux, enfants ou seulement mortiers. Celui qui encourage l’acte outrage à la fois l’acte et la parole, et mérite à ce titre doublement le mépris. La profession qui sert de telles pratiques n’a pas disparu. Ceux qui désormais n’ont rien à dire parce que la parole revient à l’acte continuent de parler. Que celui qui a quelque chose à dire s’avance et se taise !”
Ainsi en va-t-il de tous les écrits de Kraus : c’est l’envers du silence, un silence enveloppé d’une cape noire sous laquelle s’engouffre le tourbillon des événements, qui la soulève et en révèle la doublure criarde. En dépit de leur nombre, chacun de ces événements semble s’abattre sur lui par surprise, aussi soudainement qu’une bourrasque. Aussitôt se met en branle une mécanique réglée avec précision, destinée à les dompter. Chaque situation passe entre les rouages des formes d’expression écrites et orales, afin qu’en soit extrait jusqu’à la dernière goutte tout le potentiel polémique. Ce faisant, Kraus s’entoure de précautions dont on prend la mesure à l’aune des communiqués de rédaction qui encerclent, tels des barbelés, chaque numéro de Die Fackel, mais aussi en lisant les définitions tranchantes et les réserves qui garnissent les conférences et programmes des lectures de “passages de ses propres écrits”. Le triptyque silence-connaissance-discernement trace la silhouette de Kraus le polémiste. Son silence est une digue devant laquelle le bassin miroitant de sa connaissance ne cesse de s’approfondir. Son discernement n’admet aucun questionnement ; jamais il ne se plie aux principes brandis devant lui. Au contraire, son premier élan consiste à démonter chaque situation, à en dégager la véritable problématique pour la présenter à l’adversaire en lieu et place d’une réponse. Si l’aspect constructif et créatif du tact est porté à son comble chez Johann Peter Hebel, c’est son aspect destructeur et critique qui culmine chez Kraus. Le tact reste néanmoins pour tous deux un discernement moral – Stoessl évoque un “esprit aiguisé par la dialectique”– et l’expression d’une convention inconnue, primant sur celle qui est reconnue. Kraus vit dans un monde où l’acte le plus abominable est encore un faux pas. Mais lui distingue encore des degrés dans la monstruosité, justement parce que son critère ne correspond pas à ceux de la bienséance bourgeoise qui, par-delà la cime des fourberies ordinaires, perd si vite son souffle qu’elle ne saisit même plus celles qui se déroulent sur les hauteurs de l’histoire universelle.
Ce critère est le seul que Kraus ait jamais observé et le vrai tact n’en connaît d’ailleurs aucun autre. C’est un critère théologique. Le tact n’a en effet rien à voir, comme le croient les esprits confus, avec une aptitude à évaluer sous tous rapports ce qui est dû socialement à chacun. Au contraire, il consiste à considérer, sans pour autant les nier, les rapports sociaux comme un état de nature, sinon un état paradisiaque, et à traiter par conséquent non seulement le roi comme s’il était né avec sa couronne sur la tête, mais aussi le valet de pied comme s’il s’agissait d’un Adam en livrée. Cette noblesse a revêtu chez Hebel l’habit du prêtre, elle revêt chez Kraus celui du guerrier. Le concept de créature porte chez Kraus le poids de l’héritage théologique des spéculations qui avaient encore cours en Europe jusqu’au XVIIe siècle. Mais le noyau théologique de ce concept a subi une transformation qui lui a permis d’être intégré sans effort au credo de l’homme universel porté par la pensée profane autrichienne, qui fait de la création une Église dans laquelle seule la discrète odeur d’encens des brumes rappelle de temps à autre le rite. C’est Stifter qui fut le plus profondément marqué par ce credo, dont on perçoit l’écho chaque fois que Kraus parle d’enfants, de plantes ou d’animaux. “Le souffle du vent, écrit Stifter, le ruissellement de l’eau, la croissance des blés, le bercement de la mer, le verdoiement de la terre, l’éclat du ciel, le scintillement des astres m’apparaissent grands. L’orage qui s’approche dans un grondement sublime, l’éclair qui fend les maisons, la tempête qui déchaîne le déferlement des vagues, la montagne qui crache des flammes, les tremblements de terre qui ensevelissent des nations – ces phénomènes-là ne sont pas supérieurs aux premiers, je pense même qu’ils leur sont inférieurs, car ils ne sont que les effets de lois plus grandes encore. […] Aux premiers âges de l’humanité, avant que la science ne leur ait ouvert les yeux, les hommes étaient saisis de crainte et d’admiration devant ce qui leur paraissait le plus proche et le plus frappant. Mais lorsque leurs yeux se décillèrent et se posèrent sur les corrélations, alors les phénomènes isolés perdirent de leur importance tandis que grandissait celle de la loi : les merveilles cessèrent, le miracle s’accrut. […] De même que, dans la nature, les lois générales s’exercent silencieusement et immuablement tandis que ce qui attire l’attention n’en est qu’une manifestation isolée, de même la loi morale reste silencieuse et insuffle la vie à l’âme grâce au commerce continu des hommes entre eux, et l’aspect miraculeux que revêtent les faits à l’instant où ils se produisent n’est qu’une trace infime de cette force omniprésente.” Dans ces lignes célèbres, le sacré s’efface discrètement devant le concept simple et néanmoins problématique de loi. La nature et le monde moral de Stifter sont toutefois suffisamment transparents pour ne pas les confondre avec ceux de Kant et reconnaître en leur cœur la créature. Et ces tonnerres et éclairs, ces tempêtes, incendies et tremblements de terre impudemment sécularisés, l’homme universel les a repris à la création et en a fait la réponse du Jugement dernier à l’existence sacrilège des hommes. Mais la tension entre création et Jugement dernier ne peut cette fois se résoudre dans le salut divin, et encore moins dans son dépassement historique. Car si le paysage d’Autriche épouse parfaitement l’heureuse étendue de la prose de Stifter, les terribles années de la vie de Kraus sont pour lui non pas histoire mais nature, un fleuve condamné à serpenter dans un paysage infernal. C’est le paysage dans lequel on abat chaque jour cinquante mille arbres pour faire soixante journaux. Kraus nous donne cette information dans l’article intitulé “La Fin”. Selon lui en effet, l’humanité, dans sa lutte contre la créature, connaîtra avec certitude la défaite, comme il lui semble évident que la technique, une fois lâchée contre la création, ne s’arrêtera pas non plus devant son maître. Son défaitisme est supranational, c’est-à-dire planétaire, et l’histoire n’est pour lui que la contrée solitaire qui sépare sa génération de la création, dont le dernier acte sera la conflagration universelle. Cette contrée solitaire, il l’arpente en déserteur rallié au camp de la créature. “Et seul l’animal qui succombe à l’humain / est le héros de la vie” : jamais le credo démodé d’Adalbert Stifter n’a été porté par plus sombre blason.
Titre: WALTER BENJAMIN, Karl Kraus, Traduit de l’allemand par, MARION MAURIN & ANTONIN WISER