Naples
(…) Les descriptions fantastiques de nombreux voyageurs ont coloré la ville. En réalité c’est du gris : un gris ou rouge ocre, un gris blanc. Il est absolument gris par rapport au ciel et à la mer. Ce qui ne contribue pas peu à ôter le plaisir au visiteur. Car pour ceux qui ne saisissent pas les formes, il y a peu à voir ici. La ville a un aspect rocheux. Vu d’en haut, depuis Castel San Martino, où il n’y a pas de cris, au crépuscule il gît mort, un avec la pierre. Une seule bande le long de la côte s’étend à plat, tandis que derrière, les bâtiments sont décalés les uns au-dessus des autres. Casernes de six ou sept étages avec des escaliers qui montent des fondations, qui par rapport aux villas ressemblent à des gratte-ciel. Dans le sous-sol du rocher, là où il atteint le rivage, des grottes ont été creusées. Comme sur les peintures d’ermites du XIVe siècle, on peut voir ici et là une porte dans les rochers. Lorsqu’il est ouvert, on peut voir de grandes caves qui servent ensemble de logement pour la nuit et pour le stockage des marchandises. Il y a aussi des marches menant à la mer, dans des tavernes de pêcheurs, installées à l’intérieur de grottes naturelles. De là, le soir, des lumières tamisées et de la musique tamisée montent vers le haut.
L’architecture est aussi poreuse que cette pierre. La construction et l’action s’interpénètrent dans les cours, les arcs et les escaliers. Partout, un espace approprié est conservé pour devenir le théâtre de nouvelles circonstances imprévues. Ce qui est définitif, formé est évité. Aucune situation n’apparaît telle qu’elle est, pensée pour toujours, aucune forme ne déclare son «ainsi et pas autrement». C’est ainsi que l’architecture se développe ici comme synthèse du rythme communautaire : civilisée, privée, ordonnée uniquement dans les grands hôtels et entrepôts des quais – anarchique, enchevêtrée, rustique au centre où le creusement a commencé il y a à peine quarante ans les grandes routes. Et ce n’est que dans ceux-ci que la maison constitue le noyau de l’architecture urbaine au sens nordique. A l’intérieur, en revanche, ce noyau est représenté par le bloc, maintenu aux angles, comme s’il s’agissait de grappas de fer, par des peintures murales représentant la Vierge. Personne n’utilise les numéros de maison pour se repérer. Les points de repère sont donnés par les magasins, les fontaines et les églises, mais même ceux-ci ne sont pas toujours clairs. En fait, l’église napolitaine typique ne se distingue pas sur une grande place bien visible, avec des bâtiments transversaux, un chœur et une coupole. Il est caché et intégré ; les hauts dômes ne sont souvent visibles que de quelques points, mais même dans ces cas, il n’est pas facile de les atteindre ; impossible de distinguer la masse de l’église de celle des bâtiments civils attenants. L’inconnu passe devant vous. La porte discrète, souvent rien de plus qu’un rideau, est une sorte d’entrée secrète pour les initiés. Un seul pas et de la confusion des cours sales vous êtes transporté dans la pure solitude de l’environnement élevé et blanchi à la chaux d’une église. La vie privée du Napolitain est l’exutoire bizarre d’une vie publique poussée à l’excès. En fait, ce n’est pas au foyer, entre femmes et enfants, qu’il se développe, mais dans la dévotion ou le désespoir. Dans les ruelles latérales, en descendant les escaliers crasseux, le regard glisse sur des tavernes, où trois ou quatre hommes à quelque distance les uns des autres s’assoient et boivent, cachés derrière des poubelles qui ressemblent à des piliers d’église. Dans des coins comme ceux-ci, il est difficile de distinguer les parties où la construction se poursuit de celles déjà en ruines. En fait, rien n’est fini et conclu. La porosité ne se rencontre pas seulement avec l’indolence de l’artisan du sud, mais surtout avec la passion de l’improvisation. Dans tous les cas, il faut laisser de l’espace et des opportunités à cela.
Les cours sont utilisées comme un théâtre populaire. Ils se divisent tous en une infinité de projecteurs animés simultanément. Balcon, entrée, fenêtre, allée, escalier et toiture servent à la fois de scène et de scène. Même la plus misérable des existences est souveraine dans sa sombre conscience de faire partie, malgré toute sa dépravation, d’une des images irremplaçables de la route napolitaine, de jouir de l’oisiveté dans sa pauvreté et de suivre la grande vue générale. Ce qui se passe dans les escaliers est une grande école de direction. Ces vies, jamais complètement mises à nu, mais encore moins enfermées dans les baraques nordiques sombres, se précipitent hors des maisons brisées, font un détour et disparaissent, pour éclater à nouveau.
(…) La vie privée est fragmentée, poreuse et discontinue. Ce qui la distingue de toutes les autres villes Naples a en commun avec le kraal des Hottentots : les actions et les comportements privés sont inondés de flux de vie communautaire. L’existence, qui pour l’Européen du Nord représente la plus intime des affaires, est ici, comme dans le kraal des Hottentots, une affaire collective. Ainsi la maison n’est pas tant le refuge où se retirent les hommes, mais le réservoir inépuisable d’où ils se déversent. Pas seulement par les portes la vie éclate, pas seulement sur la place d’en face où les gens font leur travail assis sur une chaise (puisqu’ils ont la capacité de transformer leur corps en table).
Extrait de : Walter Benjamin, Images of the City, première publication : Naples, Frankfurter Zeitung, 19 août 1925